No Bromo

Le voyageur éprouve des fois le besoin de voir si la réalité peut être à la hauteur des images qu’il en a. Et d’images, il n’en manque pas : voilà des siècles que l’on grave, peint, croque, photographie et immortalise le monde. De manière assez étrange, ce voyageur parcourt des kilomètres pour confirmer ou infirmer l’acuité de sa représentation et pour voir s’il peut encore être étonné ou mieux, ému, par les perspectives d’un monument connu ou le grain d’un paysage déjà admiré. Il se demande alors : comment à nouveau faire vibrer mon cœur capitonné et isolé par tant d’images ?

Dans ma photothèque intime, le Gunung Bromo, sa caldeira pustuleuse de cônes et le Semeru fumant en toile de fond composent un de ces clichés. Enfant, son nom était une promesse d’évasion. Adulte, sa vue justifie de précipiter le voyage et donne des excuses à un train de nuit fatigué et fatiguant. Pourtant, l’image recherchée est partout: nul besoin de courir après. Elle crâne aux couvertures des guides et habille les murs des aéroports indonésiens ; elle résume Java en un coup d’œil. Or, cette image, je ne la possède pas.

« No Bromo today, Sire. No Bromo. »

A la place, en plus du rire strident du chauffeur, un long tunnel aux murs végétaux, au plafond brumeux et à l’issue bouchée. Au sol, le sable noir permet d’être certain de toucher encore terre, alors que les vagues de nuages sèment un doute constant. Bien que peu élevé, le dôme du Bromo est lui aussi noyé. L’escalier qui mène à son cratère – en temps normal épine dorsale qui en souligne la pente et en matérialise l’existence – se soustrait tout autant à la vue.

Le voyageur entend alors une voix, venue elle aussi de l’enfance, lorsque le pied rencontre la première marche : « Aie confiance, crois en moi ». Il reconnaît l’air du serpent Kaa, du Livre de la Jungle, qui hypnotise le jeune Mowgli et qui devient escalier pour soutenir sa lévitation. Le voyageur, au regard effaré comme l’enfant, doit évoluer sur les mêmes marches. La confiance et la croyance le mèneront jusqu’au sommet et, stoïquement, il collera l’oreille au grondement du volcan et se lovera à son ronron féroce. Il ne fait nul doute, le monstre est là et le miracle a opéré: plus besoin de voir pour croire.

A cette ascension brumeuse correspond une descente lumineuse où le voyageur recouvrira la vue. Les premières trouées piquent Kantor Desa Ngadas et surtout sa campagne. Ici, elle est vertigineuse, à flanc de montagne et verticale. Les cultures en terrasse étant difficilement une option, on a tissé les sillons dans un enchevêtrement géométrique qui permet, comme à une toile épaisse, de pouvoir se tenir dans toutes les positions. Les rangées d’ail ou les plans de poireau sont les fils d’une même trame et les parcelles les pans d’une même étoffe. A chaque terrain une identité géométrique propre, mais avec un point commun : retenir la montagne et permettre aux crêtes de porter des routes. Celles-ci vont où elles peuvent et coulent jusqu’en plaine. En faisant confiance à l’érosion, elles traversent la forêt, s’aplanissent à l’approche des rizières et des champs, puis finissent par s’engouffrer entre les allées d’arbres monumentaux qui mènent au centre de Malang.

Si le motif de départ était aussi géométrique que le batik de Java, celui de l’arrivée est davantage figuratif, à l’image de la porcelaine de Delft, mettant en scène paysages et ponts à bascule hollandais. A Malang, les moulins bataves sont lumineux et vantent l’exotisme des enseignes commerciales désireuses de capitaliser sur le souvenir des anciens colons. Celui-ci s’affiche également aux façades de certaines maisons et s’exprime dans la sobriété des édifices du culte réformé, dans la largeur des avenues boisées et le plan général de la ville. Cette empreinte hollandaise n’est alors qu’un calque placé sur l’image d’un espace urbain qui en a vu d’autres.

A Malang comme ailleurs, ces filtres peuvent se superposer à l’infini. L’oeil tente alors d’atténuer les fautes de goût tout en aménageant les transitions entre les différentes couches du réel. L’oeil est alors en mesure de percevoir comme image homogène un temple chinois écarlate aux dragons fumants, à Pasar Besar, le « bazar génial » des premiers marchands musulmans, au milieu du ressac des scooters et des marchands de bibelots heureux d’exhiber la star locale, Margaretha Geertruida Zelle, pas encore Mata Hari, l’espionne occidentale la plus tropicale de son siècle.

Au bout du chemin, le cliché que le voyageur était venu confirmer est remplacé par les images en filigrane qui s’offriront à lui. Ces calques superposés ne sont alors intéressants que s’ils ne se voient plus tout à fait ou que s’ils peuvent être facilement ignorés pour se confondre et laisser à l’oeil l’illusion de la clairvoyance.

Comme exercice pratique, le voyageur s’imposera une dernière promenade. Au petit matin et jusqu’en milieu de journée, un pont enjambant un vallon au centre de la ville accueille un marché aux oiseaux où les perruches sont multicolores, les cages dorées, les amoureux en goguette. Les hiboux y sont également enchainés, les poussins teintés et les volières surpeuplées. Avec un peu de pratique et le bon regard, on arrive cependant à ne plus voir les grillages, mais seulement les couleurs et les formes, à oublier momentanément les chaînes pour ne percevoir que la mécanique complexe des ailes. De la même manière que le voyageur a pu être ébloui par la lumière diffuse qui cachait le Bromo, il percevra toute l’ironie du lieu et de sa situation: un marché aux oiseaux occupant un pont et ses promeneurs volatiles se partageant un seul et unique perchoir et qui oublient, un instant, la cage qu’ils ne voient plus.

Peu de Bromo dans No Bromo

 

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