Dalieh

Au creux des falaises de Dalieh, à Beyrouth, les Phéniciens élevaient il y a 3000 ans les pigeons-voyageurs destinés à communiquer avec toute la Méditerranée. Il faut certes imaginer des volatiles suffisamment résistants et intrépides pour atteindre les comptoirs les plus éloignés, mais impossible n’est pas phénicien et, au Liban où la surenchère est un prolongement de l’âme, le mythe s’immisce partout, même entre les ailes des pigeons.

Aujourd’hui, il ne reste d’eux que le nom donné aux cailloux monumentaux jetés à flanc de corniche et offerts aux voyageurs voyeurs des restaurants suspendus à la falaise. Ces derniers sont si nombreux qu’il est légitime de se demander qui du fameux Rocher aux Pigeons ou des débits de café justifie la présence de l’autre.

Malgré les appels répétés des derniers Phéniciens, les super-pigeons ne sont jamais revenus et c’est le rocher éponyme qui répand depuis les années 50 la bonne nouvelle libanaise à travers le monde. A Montréal, Bangkok ou au Caire, tout bon restaurant ou café libanais se doit d’afficher le cliché du rocher iconique. Souvent fatigué sur les bords, les couleurs y sont délavées, les femmes hautement choucroutées et les hommes dignement moule-boulés. Dans un monde où la diaspora libanaise a remplacé les comptoirs phéniciens, le rocher-voyageur joue désormais le rôle des pigeons.

Mais Dalieh a dû se montrer, ces derniers temps, davantage frondeuse qu’à son habitude.

Terre libre sur laquelle chacun s’adonne à son don, du pêcheur au contemplateur et ce depuis toujours, Dalieh est avant tout un souvenir de verdure dans une ville qui en compte si peu. Le rationalisme de certains préfèrerait effacer de la mémoire collective la possibilité même d’un espace ouvert sans construction, car finalement, ce dernier bout de côte vierge rappelle en permanence, par sa seule existence, tout ce qui n’est plus. Le projet est simple : bétonner et privatiser l’accès à la mer, effacer pour mieux régner et surtout briller par l’absence d’imagination.

Mais aujourd’hui, on trouve aussi à Dalieh des géants de béton se révoltant contre leur propre présence. Reliques d’un énième projet avorté, ils se dressent, grimacent, tout d’épaules et de nuques robustes. Certains d’entre eux tentent de crier au scandale et appellent au vide, mais leurs voix ne portent pas. Ils résistent toutefois si bien que d’autres emboitent leurs pas. Tout comme eux, ils désirent que le terrain reste vague. Alors, militants ou simples usagers – cette fois-ci de chair et de sang – donnent de la voix et se battent pour défendre ce que Dalieh possède de plus précieux: son indéfinition.

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