C’est en se jetant dans la mer, et au contact de l’eau, que la lave peut, grâce à ses penchants visqueux et à l’ordre des choses, prétendre à changer de statut pour devenir solide, sol, puis île.
Ceci explique certainement pourquoi, chaque été, se pressent sur l’île de Stromboli, encore bien plus qu’ailleurs, les estivants désireux de retrouver une certaine consistance par simple immersion, la baignade comme acte de création.
L’être humain fasciné s’ingénie à placer sous verres, derrière des grilles ou sous plastique ce qu’il chérit le plus. Il ne peut s’empêcher de posséder ce qui le charme. En s’appropriant le rosé d’un plumage ou en se réservant l’irisé d’une écaille, il enclot ce qu’il aurait aimé voir libre comme pour en extraire l’essence. La cage de verre ou de fer fait alors office de filtre capable de ne diffuser que l’absolue de ce qu’il aime.
Mais de la fascination à l’aveuglement il n’y a qu’un pas. Il oublie que lui aussi est mis sous clé, retenu derrière des vitrines, contenu par des écrans ou encore emprisonné en pleine rue par les ombres de ses codétenus. Heureusement, par une autre forme de capture, photographique et toute photosensible, il peut rendre les barreaux des cages plus poreux et le verre si clair qu’il laisse s’en échapper un semblant de liberté.
Malgré des décennies de bon sens hygiéniste, et autant de théories propres à débarrasser la ville de tous ses agents pathogènes pour la rendre vivable, c’est toujours loin de la cité – et surtout en hauteur – qu’on trouve à se réfugier lorsque le danger guette. L’air y est plus vert. Et on y sera seul.
Toujours plus haut pourrait être la devise d’Esparon, minuscule village des Cévennes méridionales, en équilibre sur son éperon venteux, à flanc de rochers qui ne demandent qu’à dévisser. Là-haut, on s’y réfugie depuis toujours, pour fuir les persécutions – religieuses autrefois, numériques aujourd’hui -, les massacres armés ou plus grave encore les conflits insolubles avec soi-même. Et, depuis peu, comme une vieille tradition oubliée qui se rappelle au bon souvenir de tous, ce sont les épidémies qui font à nouveau grimper, car c’est tout là-haut, sous les mûriers retraités, dans la lavande bourdonnante, au chaud au cœur des pierres qu’on trouve matière à se mentir. Comme au temps où la peste invitait les personnages de Boccace à établir un nouveau point de fuite dans l’imaginaire, on y trouve l’espace idéal pour se raconter des histoires, se dire que tout va bien, et surtout que tout ira pour le mieux.
Mais quelles histoires se raconter au juste, maintenant que le monde se contemple de loin, et de haut ? Que faire lorsqu’on ne pense pas posséder les compétences requises pour s’imaginer un monde illimité et éliminer les frontières qui avaient su se faire oublier un temps et qui retrouvent une ligne certaine ? A la peur du vide – à la peur tout court -, on est libre d’opposer un mouvement simple, un changement, un basculement en réalité, celui de la nuque vers l’avant, qui projette le regard et qui ramène vers soi le lointain ou rapproche encore davantage le déjà proche. Aucun besoin d’inspiration pour ces histoires-là, juste d’un peu de flexibilité pour réapprendre à s’amuser d’un rien, et se distraire de tout. Cette proximité retrouvée vient avec son lot de mystères inédits, mais à vouloir y regarder de trop près, sait-on où s’arrêter ?
Il ne faudrait pas trop se leurrer. Regarder au plus près ce que la distance brouillait n’a rien d’un remède miracle. Dans l’infiniment petit, il est aussi facile de se perdre. L’atout majeur de ce petit exercice réside ailleurs. S’élever et contempler, c’est au final déjà temporiser. Au moment de voir à nouveau ce que la frustration peut offrir et récolter le nutriment indispensable à l’épanouissement des plus belles salades, on aura déjà oublié que plus bas, aux pieds de la montagne, dans la ville qui rampe jusqu’à ses orteils boisés, la vie rattrapera la courageuse, mettra la main sur l’intrépide, qu’ils le veuillent ou non. Mais pendant un instant – déjà un instant – on aura su exceller dans l’art naturel et sans âge de se mentir en toute sincérité.
C’est d’abord une ligne d’horizon, vague, puis verdâtre. A mesure que l’œil se rapproche, la forêt se dessine et le végétal dru lentement s’impose. C’est alors une côte d’un beau vert ouaté, c’est une canopée crêpée de promesses.
Quand les yeux des marins s’autorisent enfin une autre couleur que l’azur, après plusieurs semaines de navigation, le Brésil n’est alors qu’une exclamation : « c’est le Paradis terrestre ! », frais comme au huitième jour de la création.
Blaise Cendrars, le squatter de steamer, tombe dans le même panneau végétal. Lorsqu’il approche des rivages du Nordeste et de l’Etat de Rio de Janeiro, lui aussi expérimente l’annonce quasi mystique faite au voyageur qui réalise que « le simple fait d’exister est un bonheur » (1). L’évocation d’un paradis, si explicable pour des marins suffisamment épuisés pour croire en leurs plus aveuglantes hallucinations, l’est beaucoup moins lorsqu’elle empâte les bouches repues des voyageurs désoeuvrés qui accompagnent l’écrivain.
Mais le Paradis est un concept fuyant d’où l’on est facilement chassé. L’originelle faute d’être tenté par la nouveauté se paie. La ligne verte est franchie et, petit à petit, les voyageurs, redevenus pécheurs après une courte illumination, s’enfoncent dans les terres. Heureusement, au tropicalisme luxuriant des côtes succède, au Brésil, le baroque touffu des états et des villes intérieures. Comme l’avaient déjà annoncé les morros des côtes, ligne végétale et courbe minérale se lovent, puis s’épousent au fil des kilomètres et c’est à nouveau un monde neuf qui se donne à voir.
Dès le XVIIe siècle, ces nombreux pêcheurs débarqués se pressent au-delà de la mata atlantica, rempart émeraude qui s’étiole au fur et à mesure qu’il sera fait commerce de son bois. Mais, cette fois-ci, c’est la pierre qui intéresse les nouveaux arrivants. La prospection minière creuse leur appétit et un état en particulier se distingue par la richesse de ses sols: le Minas Gerais, les mines générales. C’est en suivant cette logique où l’imagination ne joue aucun rôle dans la désignation des lieux que les villes seront nommées. De l’or est trouvé, aussitôt la ville est baptisée Ouro Preto, Or noir. Plus tard, des diamants sont découverts en quantités suffisantes pour inquiéter les bourses mondiales et Diamantina sort de terre. Tout y sera richissime : pierres et or pareront tout ce qui sera digne d’être apprêté.
Ces aventuriers mettent ainsi la main sur un autre paradis et ils ont tout le loisir de lui donner la forme qu’ils désirent. L’ironie veut que c’est à l’origine même de leur naissance au Nouveau Monde qu’ils trouvent l’inspiration. Les feuilles sont désormais d’or et soulignent le nouveau décor, alors que les diamants gouttes extraits du minéral sertissent d’opulantes rivières. Le nouvel Eden n’est finalement que le prolongement de celui des côtes. Seul le matériau à façonner change, l’intention des débuts demeure : conférer à son point de chute l’éclatante luxuriance des origines.
(1) Blaise CENDRARS, Brésil. Des hommes sont venus, Folio, 2010.
Pour plus de Brésil, car on veut toujours plus de Brésil: Barroco mineiro
A l’heure où toute l’Italie se prépare pour la passeggiata et descend vers la mer pour enfin souffler dans la tiédeur du soir, à Stromboli, on enfile ses plus beaux atours techniques et on grimpe. Si le magma en fusion prend le pas sur la glace au citron, ce n’est pas pour rejouer l’énième dilemme des tragédies méditerranéennes, mais pour exprimer son identité la plus profonde : l’insularité comme mère de toute originalité.
Aller à contre-courant n’est alors pas un choix, mais une particularité qui, loin d’isoler, rapproche et peut se rencontrer dans d’autres eaux et sous d’autres cieux – d’ailleurs tout aussi bleus. Sur l’île d’Amantaní, l’altiplaneuse péruvienne, on s’élève également, souvent le soir, pour rejoindre les deux sommets et titiller le Pachamama et le Pachatata, temples tétons dominant le lac Titicaca. Pareillement frondeurs, les marcheurs ne sont pas ici pour prendre un bain de mer, mais pour s’immerger dans une pure lumière.
D’Amantaní à Stromboli et de Stromboli à Amantaní, il n’y a qu’un pas pour que le voyageur s’y perde. A contre-courant, il est toujours facile de se laisser emporter et de ne voir que douceur lorsque tout n’est qu’embrasement et de ne percevoir qu’une unique vibration, celle de son cœur rendu pareillement fou par l’ascension et ce, à plus de 10000 kilomètres de distance.
Si la photo que vous prenez accueille plus de monde que prévu et devient l’espace où se pressent figures floues et passants plus ou moins volontaires, il y a de très grandes chances que vous vous trouviez en Inde. Dans la Vallée du Gange, l’expression « pas vu pas pris » n’a pas cours pour le photographe: tout être vivant jouit d’un droit du sol inaliénable sur ses photos et il est aussi invisible qu’un cheveu sur la soupe. Pris sur le fait alors qu’il croyait prendre, voilà encore un délice que l’Inde offre au voyageur voyeur.
Lorsqu’il est accablé d’exotisme, le voyageur peut être surpris, au hasard de ses pas ou de manière plus préméditée, de trouver un certain réconfort dans des formes architecturales connues. S’il est facile d’être réconforté par la meringue pastel des façades néoclassiques, que dire des lignes plus austères et des formes plus brutes du modernisme lorsqu’elles vous ramènent à la maison et qu’elles vous font vous sentir moins loin de chez vous ?
Une partie de la réponse réside dans les lignes modernistes qui, de la courbe la moins droite à la droite la moins courbe, semblent toujours transversales, annulant ainsi tout isolement et solitude. Elles vont bien évidemment d’un point à un autre, mais leur course les emmène bien plus loin, à l’image des projets de Niemeyer qui s’égrènent et se répondent au gré des continents, comme une tectonique des plaques architecturales qui ferait sortir de terre, à l’endroit même d’un chevauchement, un dôme, lorsque la terre éructerait d’un volcan.
Cette mondialisation n’est toutefois pas synonyme de répétition ni d’ennui, car elle se double, se triple et se multiplie d’une infinité d’autres relations. Les lignes sont autant de liens entre une façade et le paysage qu’elle reflète, entre l’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas et mettent en espace toutes les correspondances possibles. Il suffit de deux points, reliés ou désirant l’être, pour favoriser l’ouverture d’un passage.
Mais il existe une autre correspondance, toute réflexive cette fois-ci, celle allant de soi à soi, passant du voyageur à la personne, et qui lui fait comprendre pourquoi ces lignes sont si réconfortantes. J’ai grandi et passé mon enfance dans un immeuble aux inspirations modernistes. Aux inspirations seulement, car les droites les plus brutales avaient été préférées aux courbes et la fonctionnalité avait pris la place de l’audace. Après avoir été poésie un court instant, le béton s’était à nouveau figé, revenant à un état plus concret, mais qui porte, pour moi et pour toujours, le réconfortant nom de maison.
Il faut croire que plus que le vent, la pluie ou tout autre élément, c’est l’air déplacé par les passants et le frottement continu des esprits voyageurs qui gravent des cartes imaginaires à même les enduits de certaines cités chanceuses.
Libre au voyageur de parcourir et se perdre à la surface de ces terres merveilleuses que son propre passage, parmi tant d’autres, terminera de fixer dans la pierre. Erodeur érodé, il voyage au creux de lui-même.
Au creux des falaises de Dalieh, à Beyrouth, les Phéniciens élevaient il y a 3000 ans les pigeons-voyageurs destinés à communiquer avec toute la Méditerranée. Il faut certes imaginer des volatiles suffisamment résistants et intrépides pour atteindre les comptoirs les plus éloignés, mais impossible n’est pas phénicien et, au Liban où la surenchère est un prolongement de l’âme, le mythe s’immisce partout, même entre les ailes des pigeons.
Aujourd’hui, il ne reste d’eux que le nom donné aux cailloux monumentaux jetés à flanc de corniche et offerts aux voyageurs voyeurs des restaurants suspendus à la falaise. Ces derniers sont si nombreux qu’il est légitime de se demander qui du fameux Rocher aux Pigeons ou des débits de café justifie la présence de l’autre.
Malgré les appels répétés des derniers Phéniciens, les super-pigeons ne sont jamais revenus et c’est le rocher éponyme qui répand depuis les années 50 la bonne nouvelle libanaise à travers le monde. A Montréal, Bangkok ou au Caire, tout bon restaurant ou café libanais se doit d’afficher le cliché du rocher iconique. Souvent fatigué sur les bords, les couleurs y sont délavées, les femmes hautement choucroutées et les hommes dignement moule-boulés. Dans un monde où la diaspora libanaise a remplacé les comptoirs phéniciens, le rocher-voyageur joue désormais le rôle des pigeons.
Mais Dalieh a dû se montrer, ces derniers temps, davantage frondeuse qu’à son habitude.
Terre libre sur laquelle chacun s’adonne à son don, du pêcheur au contemplateur et ce depuis toujours, Dalieh est avant tout un souvenir de verdure dans une ville qui en compte si peu. Le rationalisme de certains préfèrerait effacer de la mémoire collective la possibilité même d’un espace ouvert sans construction, car finalement, ce dernier bout de côte vierge rappelle en permanence, par sa seule existence, tout ce qui n’est plus. Le projet est simple : bétonner et privatiser l’accès à la mer, effacer pour mieux régner et surtout briller par l’absence d’imagination.
Mais aujourd’hui, on trouve aussi à Dalieh des géants de béton se révoltant contre leur propre présence. Reliques d’un énième projet avorté, ils se dressent, grimacent, tout d’épaules et de nuques robustes. Certains d’entre eux tentent de crier au scandale et appellent au vide, mais leurs voix ne portent pas. Ils résistent toutefois si bien que d’autres emboitent leurs pas. Tout comme eux, ils désirent que le terrain reste vague. Alors, militants ou simples usagers – cette fois-ci de chair et de sang – donnent de la voix et se battent pour défendre ce que Dalieh possède de plus précieux: son indéfinition.
Le voyageur éprouve des fois le besoin de voir si la réalité peut être à la hauteur des images qu’il en a. Et d’images, il n’en manque pas : voilà des siècles que l’on grave, peint, croque, photographie et immortalise le monde. De manière assez étrange, ce voyageur parcourt des kilomètres pour confirmer ou infirmer l’acuité de sa représentation et pour voir s’il peut encore être étonné ou mieux, ému, par les perspectives d’un monument connu ou le grain d’un paysage déjà admiré. Il se demande alors : comment à nouveau faire vibrer mon cœur capitonné et isolé par tant d’images ?
Dans ma photothèque intime, le Gunung Bromo, sa caldeira pustuleuse de cônes et le Semeru fumant en toile de fond composent un de ces clichés. Enfant, son nom était une promesse d’évasion. Adulte, sa vue justifie de précipiter le voyage et donne des excuses à un train de nuit fatigué et fatiguant. Pourtant, l’image recherchée est partout: nul besoin de courir après. Elle crâne aux couvertures des guides et habille les murs des aéroports indonésiens ; elle résume Java en un coup d’œil. Or, cette image, je ne la possède pas.
« No Bromo today, Sire. No Bromo. »
A la place, en plus du rire strident du chauffeur, un long tunnel aux murs végétaux, au plafond brumeux et à l’issue bouchée. Au sol, le sable noir permet d’être certain de toucher encore terre, alors que les vagues de nuages sèment un doute constant. Bien que peu élevé, le dôme du Bromo est lui aussi noyé. L’escalier qui mène à son cratère – en temps normal épine dorsale qui en souligne la pente et en matérialise l’existence – se soustrait tout autant à la vue.
Le voyageur entend alors une voix, venue elle aussi de l’enfance, lorsque le pied rencontre la première marche : « Aie confiance, crois en moi ». Il reconnaît l’air du serpent Kaa, du Livre de la Jungle, qui hypnotise le jeune Mowgli et qui devient escalier pour soutenir sa lévitation. Le voyageur, au regard effaré comme l’enfant, doit évoluer sur les mêmes marches. La confiance et la croyance le mèneront jusqu’au sommet et, stoïquement, il collera l’oreille au grondement du volcan et se lovera à son ronron féroce. Il ne fait nul doute, le monstre est là et le miracle a opéré: plus besoin de voir pour croire.
A cette ascension brumeuse correspond une descente lumineuse où le voyageur recouvrira la vue. Les premières trouées piquent Kantor Desa Ngadas et surtout sa campagne. Ici, elle est vertigineuse, à flanc de montagne et verticale. Les cultures en terrasse étant difficilement une option, on a tissé les sillons dans un enchevêtrement géométrique qui permet, comme à une toile épaisse, de pouvoir se tenir dans toutes les positions. Les rangées d’ail ou les plans de poireau sont les fils d’une même trame et les parcelles les pans d’une même étoffe. A chaque terrain une identité géométrique propre, mais avec un point commun : retenir la montagne et permettre aux crêtes de porter des routes. Celles-ci vont où elles peuvent et coulent jusqu’en plaine. En faisant confiance à l’érosion, elles traversent la forêt, s’aplanissent à l’approche des rizières et des champs, puis finissent par s’engouffrer entre les allées d’arbres monumentaux qui mènent au centre de Malang.
Si le motif de départ était aussi géométrique que le batik de Java, celui de l’arrivée est davantage figuratif, à l’image de la porcelaine de Delft, mettant en scène paysages et ponts à bascule hollandais. A Malang, les moulins bataves sont lumineux et vantent l’exotisme des enseignes commerciales désireuses de capitaliser sur le souvenir des anciens colons. Celui-ci s’affiche également aux façades de certaines maisons et s’exprime dans la sobriété des édifices du culte réformé, dans la largeur des avenues boisées et le plan général de la ville. Cette empreinte hollandaise n’est alors qu’un calque placé sur l’image d’un espace urbain qui en a vu d’autres.
A Malang comme ailleurs, ces filtres peuvent se superposer à l’infini. L’oeil tente alors d’atténuer les fautes de goût tout en aménageant les transitions entre les différentes couches du réel. L’oeil est alors en mesure de percevoir comme image homogène un temple chinois écarlate aux dragons fumants, à Pasar Besar, le « bazar génial » des premiers marchands musulmans, au milieu du ressac des scooters et des marchands de bibelots heureux d’exhiber la star locale, Margaretha Geertruida Zelle, pas encore Mata Hari, l’espionne occidentale la plus tropicale de son siècle.
Au bout du chemin, le cliché que le voyageur était venu confirmer est remplacé par les images en filigrane qui s’offriront à lui. Ces calques superposés ne sont alors intéressants que s’ils ne se voient plus tout à fait ou que s’ils peuvent être facilement ignorés pour se confondre et laisser à l’oeil l’illusion de la clairvoyance.
Comme exercice pratique, le voyageur s’imposera une dernière promenade. Au petit matin et jusqu’en milieu de journée, un pont enjambant un vallon au centre de la ville accueille un marché aux oiseaux où les perruches sont multicolores, les cages dorées, les amoureux en goguette. Les hiboux y sont également enchainés, les poussins teintés et les volières surpeuplées. Avec un peu de pratique et le bon regard, on arrive cependant à ne plus voir les grillages, mais seulement les couleurs et les formes, à oublier momentanément les chaînes pour ne percevoir que la mécanique complexe des ailes. De la même manière que le voyageur a pu être ébloui par la lumière diffuse qui cachait le Bromo, il percevra toute l’ironie du lieu et de sa situation: un marché aux oiseaux occupant un pont et ses promeneurs volatiles se partageant un seul et unique perchoir et qui oublient, un instant, la cage qu’ils ne voient plus.